Que l'on ne se méprenne pas: il s'agit bien là d'un véritable esclavage moderne qui touche 20 % des prostituées. Cette pratique n'est guère autre chose que la perpétuation d'une vieille tradition de mise en gage, à tel point que les familles trouvent cela parfaitement normal ! Enfin, il existe aussi des réseaux de type mafieux ou triades qui sont spécialisés dans le rabattage au sein du royaume ou hors de ses frontières. À grand renfort de drogue, de menaces ou de violence, on va ainsi chercher de la chair fraîche au Cambodge, en Birmanie ou au Laos. Ne nous voilons pas la face: la plupart des recrutés sont des adolescents à qui l'ont fait miroiter un travail dans une des nombreuses usines thaïlandaises. En fait d'usines, c'est bien de bordels qu'il s'agit, et pas des plus luxueux ! |
Pour autant que nous avons pu le comprendre, et en dehors des réseaux que nous venons d'évoquer,
la prostitution est un travail temporaire.
Tant qu'elle n'est pas sous l'influence de la drogue, la prostituée ne reste guère plus de 18 mois à 2 ans dans le circuit,
le temps en fait d'amasser une fortune relative pour reprendre le cours d'une vie plus « normale ».
De retour chez elle, elle se réintègre sans difficultés, ouvrant un commerce ou se mariant
pour atteindre un vrai statut « respectable » selon nos critères occidentaux.
En fait, son entourage ne porte aucun jugement sur son ancienne activité,
ne serait-ce qu'en vertu des principes bouddhistes de tolérance que nous avons évoqués plus haut.
Et, du moment que la jeune femme ramène de d'argent à la famille, peu importe comment elle l'a gagné...
De là à dire que les prostituées de Thaïlande sont des femmes libres parfaitement maîtresses de leur destin, il y a un monde.
Une opinion fréquemment répandue veut que le concept de souteneur n'existe pas en Thaïlande.
Certes, quelques prostituées sont des free-lances mais, dans la plupart des cas,
il semble bien que les filles restent inféodées à un patron, généralement le propriétaire du bar qui les héberge,
ce qui n'est pas très loin du souteneur dé notre bel Occident.
Miss L. reverse par exemple 50 °/a de ses gains à la Mama San du Gogo Bar,
sans doute pour la location de la table où elle travaille.
Mama San qui garde aussi « en lieu sûr » ses papiers, subtilisés à son arrivée,
excluant toute possibilité pour la jeune femme de partir quand elle le désire...
Au-delà de ces faits qui décrivent une situation déjà culturellement complexe, il faut aussi préciser l'extrême ambiguïté du gouvernement thaïlandais pour qui la prostitution est officiellement illégale. En fait, elle est plus que largement tolérée. L'État essaye de « limiter » les dégâts en l'isolant dans des zones bien précises (le quartier de Patpong à Bangkok, les stations balnéaires de Pattaya ou Puket par exemple), voire en légalisant l'activité. Ces tentatives d'organiser la profession répondent à deux nécessités: d'une part, lutter efficacement contre la prostitution infantile et la pédophilie (25000 à 30000 filles de moins de 15 ans et de 30000 à 50000 garçons qui satisfont la clientèle pédophile selon les données des services de santé) et, d'autre part, ne pas tirer un trait sur les millions de dollars qu'elle engendre, pas moins de 13 % du PIB en 1995. La lutte est donc très légère... Pour être totalement honnête, il paraît effectivement ardu de combattre la prostitution quand celle-ci, sous des noms moins transparents - massages ou sexy-shows, vers où tout chauffeur de taxi qui se respecte tentera de vous entraîner sert d'arguments de vente pour les tour opérateurs. Il est encore plus difficile de lutter quand on sait que la prostitution reçoit la protection officieuse de la police, au point que certains n'hésitent plus à dénoncer un véritable État proxénète. |
Alors que faire? Seulement constater les dégâts sans bouger en se disant qu'après tout cela n'est pas si grave,
et que la Thaïlande, lointaine et mystérieuse, n'a qu'à se débrouiller toute seule avec ses contradictions?
Évidement non. L'histoire de Miss L, au-delà de son côté navrant,
n'est tout compte fait que la partie la plus acceptable de la prostitution.
Libre choix, si l'on peut dire, vie sur une île paradisiaque, gains importants...
Elle ne doit pas faire oublier le reste, le trafic des corps, la pédophilie, la drogue, le sida et, surtout,
toutes ces femmes qui n'ont pas la chance - et quelle chance! - de travailler comme Miss L.
Celles qui sont emprisonnées dans des lupanars où la passe ne coûte guère que 2 euros,
véritables supermarchés du sexe réservés à la consommation locale...
Femmes et enfants ne sont plus que des marchandises, et le sexe un service...
C'est donc de nouveau en se rebellant contre la politique économique mondiale que l'on obtiendra un résultat...
On peut aussi, sur un plan purement individuel, tenter de « sauver » une vie par-ci parlà.
Ce choix, nombreux sont ceux qui l'ont fait en épousant une jeune prostituée,
qui trouve par ce biais un moyen de changer d'un seul coup de couche sociale, l'étranger étant, par définition, un homme riche.
Malgré d'apparents bons sentiments aux relents rédempteurs très judéo-chrétiens
- il doit bien y avoir quelques illuminés dans le lot qui se rejouent la grande scène de Marie-Madeleine! ,
c'est rarement cette motivation de missionnaire qui guide une telle action.
On peut réellement tomber amoureux d'une de ces jeunes femmes et tenter de l'aider à s'en sortir.
Mais encore faut-il que cet amour soit réciproque ou, plutôt, que l'aspect financier de l'opération ne prenne pas le pas sur les sentiments...
Lorsque nous avons rencontré Miss L. dans le petit bar tout illuminé de rose de Koh Chang,
elle venait justement de faire face à ce dilemme: se marier avec un Occidental qui lui promettait une vie meilleure
en acceptant de la ramener chez lui avec son enfant ou continuer à gagner de la big money
en vendant ses charmes dans l'espoir d'avoir maison, voiture et télévision...
La décision ne fut sûrement pas facile à prendre, si l'on en juge par le silence qui accompagnait ses souvenirs.
Malheureusement, il fallait près de 18 000 euros pour racheter une liberté dont elle affirme n'avoir jamais été privée.
Pour récupérer ses papiers d'identité. Pour pallier le manque à gagner du Gogo Bar.
18 000 euros qui en disent plus long que toutes les études sociologiques
sur la réelle misère sociale qui touche le monde de la prostitution en Thaïlande.